Je vis dans un soixante-six tonnes transformé
en appartement avec des murs en bois très fins mais tout autour il
y a une cloison antibruit en plastique. On est pénard. Derrière
le pilote ya une immense pièce avec un écran géant
et un canapé en cuir. C'est pas moi qui ait choisi la déco,
c'est les ptits lutins du Mont Saint Michel, mais finalement ça
me plaît bien. Je traîne quand même plus souvent en bas,
dans le gymnase qui fait aussi salle à manger. C'est là
qu'on peut complètement oublier qu'on est dans un camion géant.
Pas de vibrations, pas d'odeur d'essence, juste des amis qui discutent
d'un truc qui s'est passé il y a très longtemps sur Jupiter.
Je regarde le ciel, les formes mouvantes derrière le brouillard
de plastique, et je me rends compte que je suis pas sorti depuis des mois.
Et puis non finalement je vis en haut d'un immeuble.
Il y a trois chambres tordues juste sous le toit. C'est la fin de la civilisation.
Je vivais là depuis un petit mois, à peine installé,
quand un petit mec en costume de détective a sonné à
ma porte.
"-Manuel Hainaut?
-C'est pour la collocation?
-Nan. En fait c'est un pote à vous qui m'a prévenu
de vous prévenir. Vous savez, il y a encore un étage au
dessus de votre appart'. Un grenier, quoi. Et comme personne ne le sait,
ya des pt'its malins qui en ont profité pour y cacher toutes sortes
de trucs depuis pas mal de temps.
-Quel genre de trucs?
-Tout un tas de trucs... et particulièrement ceci..."
Il me tend un sac poubelle et en sort deux grosses bottes de
randonnées bleuâtres-je suppose qu'il y a plein d'autres
bottes dans le sac. Sur celles qu'il a sorties, on voit les noms de deux
acteurs hollywoodiens très connus, un mec un peu obèse
et un vamp (blonde). Un peu éberlué, je dis juste "Elles
sont pas de la même taille" et le détective me répond
aussi sec:
"Ben ouais, c'est pour ça que je suis là. Pour
faire des paires. Ces bottes-là ont été moulées
pour un film où ils explosent la geule à une dizaine de
volcans robots sauvages. Tel quel, à l'unité, ça
vaut déjà cher pour les maniaques, mais si je trouve les autres,
c'est la fortune! La première fois on a pris tout ce qui nous passait
sous la main, vite fait, et j'ai pas trop fait gaffe, tu vois..."
L'homme accéléra les explications et me larga en
route. Pêle-mêle, je captai que le tuyau du grenier rempli
de trésors avait filtré un peu partout et que des voleurs
y pénétraient depuis quelques jours pour le piller.
Alors on est montés dans les chambres tordues et le détective
a ouvert le mur d'un coup de cutter franc et sec.
Après, une échelle, un filet, des poutres, du noir.
Un vrai chantier, ce grenier. Des déménageurs en
tenue de spéléo emportent tout ce qu'ils peuvent par divers
chemins. J'ai perdu le détective, et je ne crois pas qu'il ait
retrouvé ses bottes d'acteurs. Moi, je me concentre sur une bibliothèque
qui contenait TOUTES les bandes dessinées. J'ai demandé
à un déménageur si je pouvais en prendre une petite
centaine. Il a grogné "Ouais Ouais, peut-être". Je suis
jamais allé plus loin. J'ai commencé à essayé
de trier les bd... à jamais. Je suis encore là, même
pas arrivé à la moitié du meuble. Je peux pas m'arréter
en si bon chemin. Il y a tout de qui s'est jamais fait et même certaines
qui ne sont jamais sorties. Des fois, vous en commencez une que vous croyez
connaître mais au milieu l'histoire bifurque et vous vous rendez
compte que c'est une variante beaucoup plus originale. Puis vous découvrez
des variantes de la variantes, des versions volatiles, qui te mettent
toi même comme personnage principal.
dessin: shutdo